En fin d'école primaire, j'ai demandé à mes parents de m'inscrire au conservatoire municipal du XIXème pour y apprendre le piano. Dans mon souvenir, quelqu'un était venu dans les classes de CM2 pour faire la promotion de la musique et évoquer concrètement l'offre de formation musicale publique. À dix ans, je me suis donc inscrit au cours de solfège. L'année suivante, j'ai pu démarrer mon initiation au piano. De toutes façons, il n'y avait pas de piano chez moi. Mon père avait appris le piano mais semblait avoir abandonné l'idée d'en jouer et de me transmettre son art du piano ; il avait sûrement d'autres choses à faire. Je n'aurai un piano chez moi que pour fêter mon Brevet des collèges... Pour travailler le clavier, j'allais donc chez un ami de mes parents, un excellent organiste liturgique et chef du choeur paroissial où chantaient mes parents (paroisse Marie-Médiatrice, près de la porte du Pré-Saint-Gervais). Il s'appelait Louis Casali, saint homme et cuisinier de son état, et je crois bien que c'est grâce à lui, à lui en personne et dans sa maison (où je me rendais après les cours), que mon goût de la musique s'est construit et que viendra l'idée de m'initier à l'orgue. Dans la maison mitoyenne du Pré-Saint-Gervais où il habitait, je pouvais faire mes gammes et travailler les préludes de Bach sur un grand Pleyel. Côté conservatoire, deux années auront suffi à me dégoûter de l'enseignement pianistique : la professeure ne corrigeait que peu ma technique (dans mon souvenir) mais passait son temps à dire que j'avais un vrai goût pour la musique, que j'étais bon musicien, etc. ! Le monde à l'envers, et, surtout, une pédagogie bien contre-productive. J'arrêtai le piano, du moins au conservatoire. Car, en privé, chez Louis puis chez moi, je continuais à dévorer les partitions qui me tombaient sous la main (je traînais déjà mes guêtres chez Cauchard !). Jouais-je bien ? Ce n'était pas le problème, vraiment pas : j'explorais avec avidité et seule la technicité (vélocité notamment) m'imposait des limites.
Il y avait aussi dans la maison du Pré-Saint-Gervais un orgue à deux claviers et pédalier complet. Très vite je me suis installé sur le banc pour déchiffrer les partitions qu'il y avait là, de la musique française du grand siècle et du Bach. Combien ai-je pu passer à mettre en place, maladroitement, le choral "O Mensch, bewein dein Sünde gross" (BWV 622) - qui me prenait aux tripes !. Bref je me suis initié à l'orgue en massacrant François Couperin et Jean-Sébastien Bach. Constatant mon goût pour l'orgue, Éliane, une jeune organiste qui côtoyait la chorale paroissiale où je chantais avec mes parents (déménagée à Saint-Gervais depuis quelques années), m'incita à prendre des cours avec sa professeure, Micheline Lagache (1920-1999).
C'est ainsi que j'ai commencé - vers la fin de mon adolescence - à apprendre l'orgue au conservatoire du XIIIème arrondissement, puis surtout au conservatoire municipal du XIXème (où je poursuivais ma formation solfégique et harmonique) avec ce bon Michel Jollivet (1945-2008), plus jeune, plus dynamique et plus jovial que Mme Lagache. Quelques années magnifiques et prometteuses, au point de finir par me poser la question de faire profession d'organiste. Puis plus rien à partir de mes vingt-quatre ans : déménagement dans le bassin minier lensois, où mes vies familiale et professionnelle ont eu raison, provisoirement, de mes goûts pour la musique. Stop net. Une quinzaine d'années plus tard, je renais à la musique, d'abord vocale : atelier choral du conservatoire de Tourcoing avec Paul Descamps (✝ en 2017), puis très vite surtout Coeli et Terra avec Maurice Bourbon (né en 1944) sous la direction duquel j'ai côtoyé le sublime pendant une trentaine d'années. Mon déménagement du grand Nord (j'avais fini par habiter en région lilloise) à la Côte d'Azur en 2020 ne provoquera qu'un tout petit trou de quelques mois : Musiques en jeu (Alain Joutard, né au tout début des années soixante) puis surtout La Sestina où Stéphan Nicolay (né en 1975) entretient une flamme vive et vivifiante.
À l'époque où j'arrive à La Sestina, je découvre la possibilité de suivre des cours d'orgue dans le cadre de l'association La Semeuse de Nice. Une porte soudain s'ouvre en moi que le temps avait maintenue close, qui laisse passer un souffle enfoui aux tréfonds de ma vie, un souffle qui emplit d'un coup mes poumons et mes neurones d'un courant d'air renouvelant, rafraîchissant un goût ancien. Cerise sur le gâteau : les cours ont lieu sur le vieil orgue piémontais du début XVIIIème à la tribune de la chapelle de La Providence, siège de l'association. Catherine Hyvert assure les cours.
On ne peut pas tout jouer sur un orgue comme celui-là. C'est l’orgue le plus ancien de Nice, et l’un des rares témoins des orgues de l’Ancien Régime. Il ne propose qu'un seul clavier (47 notes seulement), avec une octave courte dans le grave. Le pédalier est rudimentaire (25 notes). Mais le son est magnifique, pouvant être à la fois puissant, doux, étincelant. Juste une dizaine de registres, mais un toucher particulier : le bout des doigts est immédiatement sur le souffle des tuyaux. De nombreux ensembles vocaux se font appeler Sul fiato ; cet orgue le pourrait aussi bien ! Bref, il y a quasiment un répertoire dédié à un tel instrument, le répertoire italien des époques Renaissance et Baroque, avec Frescobaldi en clé de voute ! Grande découverte pour moi : je n'avais jamais travaillé, dans ma jeunesse, que le répertoire baroque de l'Europe du Nord (Buxtehude, Lübeck, Bruhns, Bach etc.) et le répertoire baroque français du Grand Siècle, comme on dit (François Couperin, essentiellement). Quarante-cinq ans après, non seulement je m'assieds de nouveau sur un banc d'orgue, mais je découvre un répertoire magnifique, empli de petits bijoux où le recueillement rivalise avec l'énergie. Je ne connaissais cette musique que pour avoir écouté un jour un enregistrement (Harmonia mundi, 1968) de René Saorgin (1928-2015). Catherine Hyvert, qui bénéficia des cours de René Saorgin, me fait découvrir ce beau et riche répertoire. J'ai lu ainsi de nombreux compositeurs, d'Ercole Pasquini (génération avant Frescobaldi, né au milieu du XVIème siècle en Émilie-Romagne et mort à Rome) à Domenico Zipoli (contemporain de Vivaldi, né en Toscane, mais qui passa sa courte vie essentiellement en Argentine ; il meurt dans la première moitié du XVIIIème). Deux siècles de musique italienne (en gros 1550/1750) à arpenter patiemment et goulûment.
Le lien avec les madrigaux que je connais pour les avoir chantés sous la conduite de Maurice Bourbon (Marenzio, Monteverdi, ...) n'est pas aisé à saisir au premier abord. Peut-être m'apparaîtra-t-il très clairement un jour. L'orgue et l'ensemble vocal sont deux mondes du souffle, mais si différents l'un de l'autre ! Mes deux mondes en musique complémentaires...
Pour mon confort et ma curiosité d'organiste sur le retour, je me suis gravé quelques partitions :
- La Canzona frãzese d'Ercole PASQUINI, à ne pas confondre avec Bernardo Pasquini qui vécut un siècle plus tard. On sait peu de choses sur la vie d'Ercole Pasquini. Il est peut-être né dans les années 1550 et probablement mort entre 1608 et 1619. Il est actif à la cour ducale des Este à Ferrare vers le milieu des années 1580, compose une "œuvre poétique" pour le mariage de Gesualdo et de la nièce du duc Leonora d'Este en 1594, est nommé à la Cappella Giulia à Saint-Pierre de Rome en 1597, puis démis de ses fonctions en 1608 (on parle de maladie psychique). Il meurt apparemment dans la misère.
On dit qu'il est l'un des tout premiers compositeurs de musique pour clavier que l'on puisse qualifier de "baroque", et il semble avoir fourni des modèles qui permettront à un Frescobaldi (qui lui succédera à l'orgue de la Cappella Giulia de Rome) d'écrire l'œuvre qu'il a composée et publiée. Autre chose, la page du manuscrit (Foglio ms. senza luogo nè data) sur laquelle est portée cette musique indique en titre Canzona frãzese per cembalo mais une note d'archive concernant cette Canzona francese précise Intavolata per Organo. À l'époque et depuis quelques temps déjà, les compositeurs proposaient en effet des pièces qui pouvaient être données aussi bien sur le clavecin qu'à l'orgue... Quand Catherine Hyvert m'a soumis l'édition "moderne" de cette pièce, j'ai été choqué par toutes ces annotations éditoriales qui noircissent inutilement la partition d'hypothèses (L'Arte Musicale in Italia, Vol.3. Milan : G. Ricordi, 1908 [Luigi Torchi (1858–1920), éd.]), j'ai voulu y voir plus clair : j'ai déshabillé la musique pour n'en voir que ce qui émanait du compositeur...
- Les Consonanze stravaganti de Giovanni de MACQUE, compositeur de la même génération qu'Ercole Pasquini mais né dans les Flandres (Valenciennes) en 1550. À l'époque et depuis quelques temps, les Franco-flamands voyageaient beaucoup et passaient pas mal de temps en Italie où la Renaissance artistique battait son plein et où le mécénat était sûrement plus vigoureux qu'en France. Josquin Desprez en est un exemple fameux, qui naquit et mourut dans les Flandres françaises, après une vie italienne bien remplie (Milan, Rome, Ferrare). Jean de Macque, lui, débarque dès ces 24 ans au pays de Dante, où il finit sa vie jusqu'à y fonder une école musicale, l'école napolitaine. Mais d'abord une période romaine où il occupa la fonction d'organiste à Saint-Louis des Français (1580-1581), puis à la Santa Casa dell'Annunziata (attesté en 1590), mais aussi à la chapelle du Vice-Roi d'Espagne où il exerce comme compositeur et maître de chapelle (1599). Il s'installe ensuite à Naples où il mourra en 1614. La période napolitaine est, comme dit Étienne Darbellay, "un vrai feu d'artifice d'invention de toutes sortes, confinant parfois à la bizarrerie" (je ne sais plus où j'ai lu ça, je l'ai noté en oubliant de garder la référence ! C'est peut-être dans la présentation de l'enregistrement "Napoli Barocco" de Michèle Dévérité chez Arion). C'est bien ce qu'indique le titre de la pièce que j'ai travaillée, Consonances extravagantes, extravagance harmonique autant que foisonnement contrapunctique - foisonnement tel que, pour y voir plus clair là encore mais pour une autre raison, je décide de graver cette pièce, écrite strictement en quatuor (pratique très courante qui, peut-être, signifie que les pièces n'étaient immédiatement et uniquement destinées à l'orgue ou au clavecin...), en isolant pour la mettre en valeur la troisième ligne, celle de la "teneur". D'où une partition pour deux dessus comme on disait en France, une teneur ou "taille" à la main gauche, et une basse au pédalier (De Macque connaissait les orgues d'Europe du Nord, pourvu de pédaliers complets). Cette "orchestration" éclaircit remarquablement la musique - du moins à mon oreille ! La jouer sur l'orgue de La Providence de Nice oblige de tout faire chanter indistinctement au clavier, ce qui produit à l'écoute quelque chose de trop compact, de trop dense, privilégiant l'harmonie globale mais ne permettant pas d'entendre chaque ligne pour elle-même. L'orchestration que je me propose laisse passer les mélodies - parfois surprenantes - tout en respectant l'écoute harmonique globale, quand bien même on modifie les harmoniques par la diversification des registres.
L'extravagance des consonances tenait à la fois aux brusques ruptures harmoniques et à la valorisation des dissonances. Ce devait une mode italienne voire européenne : Frescobaldi, par exemple sa Toccata di durezze e legature de 1627 (F 3.08) et Louis Couperin, avec sa Fantaisie "Duretez" de 1650, donnerons dans cette mode des durezze...
- Il y a aussi cette quatrième passacaille du Sicilien (?) Bernardo STORACE, publiée à Venise en 1664 dans le recueil Selva di varie composizioni d’intavolatura per cimbalo et organo, littéralement forêt (ou bouquet ?) de diverses compositions en tablature pour clavecin et orgue, seule oeuvre pour clavier connue de ce compositeur, quasi mystérieux. Il était, nous dit cette publication, vice Maestro di Cappella dell'Illustrissimo Senato della nobile ed esemplare città di Messina. Il ne nous reste qu'un exemplaire de ce recueil, celui qui fut publié à Venise en 1664 (terribles tremblements de terre siciliens qui ont fini par tout perdre !). Là aussi, la partition qu'on me propose (Les Éditions Outremontaises, Montréal, 2023) est bizarrement affublée d'armures relativement étonnantes pour l'époque (jusqu'à 5 bémols à la clé) avec de très nombreuses altérations en accidents (un excès pour réparer un excès ?). La lecture devient compliquée. Du coup, je vais voir l'édition de 1664 (merci IMSLP !) qui est beaucoup plus simplement "armée". Je grave !
Organiste sur le retour, j'ai besoin de lieux où travailler. Dans le prolongement des cours dispensés par Catherine Hyvert à La Providence, je peux venir travailler deux heures par semaines sur l'orgue italien des frères Concone. Un privilège ! Mais, le baroque italien ne me suffit pas : j'ai ressorti mes partitions d'il y a 50 ans et veux me remettre notamment à la musique française. Et, pour ce faire, le Concone ne va pas du tout. Pour faire chanter François Couperin, Clérambault, Du Mage, Boyvin et les autres, il faut au moins deux claviers et un pédalier complet. Au bout d'un certain temps, je peux travailler sur trois autres orgues à Nice.
- L'église Saint-Paul dispose de sept orgues, tous en état de fonctionnement ! J'en utilise un régulièrement, un trois claviers, de facture classique <à compléter>
- Dans l'église réformée de Nice, je travaille assez régulièrement aussi sur un orgue Silbermann, avec ses deux claviers à mécanique suspendue de 56 touches (plus un tremblant à chaque clavier) et son pédalier de 32 marches, accouplement Positif sur Grand Orgue, deux tirasses, le tout accordé à un tempérament légèrement inégal. Le G.O. propose 7 registres : deux 8' (montre et bourdon à cheminée), un prestant 4', une doublette 2', une fourniture 4 rangs, un cornet 5 rangs (seulement sur la moitié supérieure du clavier) et un cromorne 8'. Le Positif propose 8 registres : un bourdon 8', une flûte à cheminée 4', un nazard 2'2/3, une tierce 1'3/5, une flûte 2', un larigot 1'1/3, une cymbale 2 rangs et un trompette 8'. Quant au pédalier, il propose en propre deux 16' (soubasse et régale), une flûte 8' et une octave 4'. Les tirants de registre sont situés de part et d'autre des claviers.
- À la tribune de l'église Saint-Roch, un autre à clavier unique mais pédalier complet...
Du coup, en échange de ces autorisations d'utilisation régulière des instruments, je fais quelques remplacements d'organistes pour accompagner ici une messe, là un culte. La musique étant avant tout humaine même lorsqu'elle est censée s'adresser à la divinité, je suis fondamentalement œcuménique.
C'est en accompagnant le culte de la Pentecôte 2024 au Temple Saint-Esprit de Nice (Église Protestante Unie), que j'improvise une très petite séquence musicale pour accompagner une très très brève cérémonie d'éveil à l'esprit des enfants - qui consiste, pour eux, à déambuler à l'intérieur du temple tranquillement. Le pasteur m'avait dit que ce devait être bref mais qu'il ne savait pas combien de temps cela allait durer exactement. J'opte donc pour une improvisation que je pourrais conclure à la volée. Cette improvisation (ou son idée) m'est restée en mémoire et je l'ai retravaillée. Le résultat de ce petit travail est là. Ça vaut ce que ça vaut, mais c'est là. C'est la première fois que j'écrit pour l'orgue ! D'autres compositions suivront-elles ?
Eh bien, il ne faudra pas attendre très longtemps !
Tous les jeudis midi, un concert est donné au Temple Saint-Esprit de Nice, souvent par Charles-Henri Maulini, l'excellent jeune organiste titulaire, mais aussi par d'autres organistes de la Côte d'Azur. L'un de ces jeudis de juin 2024, ce fut le cannois Henri Pourteau, qui fit sonner l'orgue du Temple. Il nous fit découvrir une belle pièce du suédois Oskar Lindberg (1887-1955), composée dans les années trente sur la mélodie d'un psaume pastoral suédois, Gammal fäbodpsalm från Dalarna. L'assistance fut subjuguée par la beauté de cette pièce et moi le premier. Cette mélodie n'est pas sortie impunément de ma tête où elle tournait en boucle : j'en ai réalisé une série de variations pour orgue qui veut lui rendre justice, en toute humilité. La partition, dans son état actuel est à votre disposition. C'est en travail, incomplet, en cours qui mérite d'être poursuivi. Alors, si vous jouez ces pièces et avez quelques remarques à formuler, qu'elles soient positives, dubitatives ou négatives, n'hésitez pas, cliquez ici...
À suivre...