Printemps 1964. En fin d'école primaire, j'ai demandé à mes parents de m'inscrire au conservatoire municipal du XIXème
pour y apprendre le piano. Dans mon souvenir, quelqu'un était venu dans les classes de CM2 de l'école du haut de la rue du
Pré-Saint-Gervais dans le XIX ème pour y faire la promotion de la musique et évoquer concrètement l'offre de
formation musicale publique. À dix ans, je me suis donc inscrit au cours de solfège. L'année suivante, j'ai pu démarrer mon initiation au
piano. De toutes façons, il n'y avait pas de piano chez moi. Mon père avait appris le piano mais semblait avoir abandonné l'idée d'en jouer et
de me transmettre son art du piano ; il avait sûrement d'autres choses à faire. Je n'aurai un piano chez moi que pour fêter mon BEPC...
Pour travailler le clavier, j'allais donc chez un ami de mes parents, un excellent organiste liturgique et chef du chœur paroissial où
chantaient mes parents (paroisse Marie-Médiatrice, près de la porte du Pré-Saint-Gervais). Il s'appelait Louis Casali, saint homme et
cuisinier de son état, et je crois bien que c'est grâce à lui, à lui en personne et dans sa maison (où je me rendais après les cours), que mon
goût de la musique s'est construit et que viendra l'idée de m'initier à l'orgue. Dans la maison du Pré-Saint-Gervais où il habitait, je
pouvais faire mes exercices et travailler les inventions et autres préludes de Bach sur un grand Pleyel. Côté conservatoire,
deux années auront suffi à me dégoûter de l'enseignement pianistique : la professeure ne corrigeait que peu ma technique (dans mon
souvenir) mais passait son temps à dire que j'avais un vrai goût pour la musique, que j'étais bon musicien, etc. ! Le monde à l'envers,
et, surtout, une pédagogie bien contre-productive. J'arrêtai le piano, du moins au conservatoire municipal du XIX ème
. Car, en privé, chez Louis puis chez moi, je continuais à dévorer les partitions qui me tombaient sous la main (j'ai vite traîné mes
guêtres chez Cauchard !). Jouais-je bien ? Ce n'était pas le problème, vraiment pas : j'explorais avec avidité et seule la
technicité (vélocité notamment) m'imposait des limites.
Il y avait aussi dans la maison du Pré-Saint-Gervais un orgue à deux claviers et pédalier complet de la marque Alexandre. Très vite je me
suis installé sur le banc pour déchiffrer les partitions qu'il y avait là, de la musique française du grand siècle et du Bach. Combien ai-je
pu passer de temps à mettre en place, maladroitement, le choral "O Mensch, bewein dein Sünde gross" (BWV 622) - qui me prenait aux
tripes ! Ma maladresse se noyait, se délitait, se délectait dans une confusion jouissive, dans un bain d'harmonies glissantes où
surnageait un chant d'outre-tombe, divine mélopée humaine trop humaine... Bref, je me suis initié à l'orgue en massacrant Jean-Sébastien Bach
et François Couperin. Constatant mon goût pour l'orgue, Éliane, une jeune organiste qui côtoyait la chorale paroissiale où je chantais avec
mes parents (déménagée à l'église Saint-Gervais depuis quelques années), m'incita à prendre des cours avec sa professeure, Micheline
Lagache (1920-1999).
C'est ainsi que j'ai commencé - vers la fin de mon adolescence - à apprendre l'orgue au conservatoire du XIIIème
arrondissement, puis surtout au conservatoire municipal du XIXème (où je poursuivais ma formation
solfégique et harmonique) avec ce bon Michel Jollivet (1945-2008), plus jeune, plus dynamique et plus jovial que Mme Lagache. Quelques
années magnifiques et prometteuses, au point de finir par me poser la question de faire profession d'organiste. Puis plus rien à partir de mes
vingt-quatre ans : déménagement dans le bassin minier lensois, où mes vies familiale et professionnelle ont eu raison, provisoirement, de
mes pratiques musicales. Stop net. Il y a bien eu ce quatuor vocal où je tenais la partie de ténor qui m'a incité à faire l'aller-retour
Lens-Paris quelques samedi-dimanche, mais cela n'a pas duré très longtemps. Stop net. Une quinzaine d'années plus tard, je renais à la
musique, d'abord vocale : atelier choral du conservatoire de Tourcoing avec Paul Descamps (✝ en 2017), puis très
vite surtout Cœli et Terra avec Maurice Bourbon (né en 1944) sous la direction duquel j'ai côtoyé le sublime, sublime vocal,
sublime musical, pendant une trentaine d'années. Mon déménagement du grand Nord (j'avais fini par habiter en région lilloise) à la Côte d'Azur
en 2020 ne provoquera qu'un tout petit trou de quelques mois : Musiques en jeux (Alain Joutard , né vers 1960) puis surtout
La Sestina où Stéphan Nicolay (né en 1975) entretient une flamme vive et vivifiante.
À l'époque où j'arrive à La Sestina, je découvre la possibilité de suivre des cours d'orgue dans le cadre de l'association La Semeuse de Nice. Une porte
soudain s'ouvre en mon for intérieur, une porte que le temps, temps de l'oubli, temps de l'autre chose, avait maintenue close, une porte qui
dans un claquement laisse passer un souffle enfoui aux tréfonds de ma vie, un souffle qui emplit d'un coup mes poumons et mes neurones d'un
courant d'air renouvelant, rafraîchissant un goût ancien. Cerise sur le gâteau : les cours ont lieu sur le vieil orgue piémontais
du début XVIIIème à la tribune de la chapelle de La Providence, siège de l'association. Catherine Hyvert
assure les cours.
On ne peut pas tout jouer sur un orgue comme celui-là. C'est l’orgue le plus ancien de Nice, et l’un des rares témoins des orgues de
l’Ancien Régime. Il ne propose qu'un seul clavier (47 notes seulement), avec une octave courte dans le grave. Le pédalier est rudimentaire (25
notes). Mais le son est magnifique, pouvant être à la fois puissant, doux, étincelant. Juste une dizaine de registres, mais un toucher
particulier : le bout des doigts est immédiatement sur le souffle des tuyaux. De nombreux ensembles vocaux se font appeler Sul fiato
; cet orgue le pourrait aussi bien ! Bref, il y a quasiment un répertoire dédié à un tel instrument, le répertoire italien des
époques Renaissance et Baroque, avec Frescobaldi en clé de voute ! Grande découverte pour moi : je n'avais jamais travaillé,
dans ma jeunesse, que le répertoire baroque de l'Europe du Nord (Buxtehude, Lübeck, Bruhns, Bach etc.) et le répertoire baroque français du
Grand Siècle, comme on dit (François Couperin, essentiellement). Quarante-cinq ans après, non seulement je m'assieds de nouveau sur un banc
d'orgue, mais je découvre un répertoire magnifique, empli de petits bijoux où le recueillement rivalise avec l'énergie. Je ne connaissais
cette musique que pour avoir écouté un jour un enregistrement (Harmonia mundi, 1968) de René Saorgin (1928-2015). Catherine Hyvert, qui
bénéficia des cours de René Saorgin, me fait découvrir ce beau et riche répertoire. J'ai lu ainsi de nombreux compositeurs, d' Ercole
Pasquini (génération avant Frescobaldi, né au milieu du XVI ème siècle en Émilie-Romagne et mort à Rome) à
Domenico Zipoli (contemporain de Vivaldi, né en Toscane, mais qui passa sa courte vie essentiellement en Argentine ; il meurt dans la
première moitié du XVIII ème). Deux siècles de musique italienne (en gros 1550/1750) à arpenter patiemment et
goulûment.
Le lien avec les madrigaux que je connais pour les avoir chantés sous la conduite de Maurice Bourbon (Marenzio, Monteverdi,
...) n'est pas aisé à saisir au premier abord. Peut-être m'apparaîtra-t-il très clairement un jour. L'orgue et l'ensemble vocal sont deux
mondes du souffle, mais si différents l'un de l'autre ! Mes deux mondes en musique complémentaires...
Pour mon confort et ma curiosité d'organiste sur le retour, je me suis gravé quelques partitions :
- La Canzona
frãzese d' Ercole PASQUINI , à ne pas confondre avec Bernardo Pasquini qui vécut un siècle plus tard. On sait peu de choses
sur la vie d'Ercole Pasquini. Il est peut-être né dans les années 1550 et probablement mort entre 1608 et 1619. Il est actif à la cour ducale
des Este à Ferrare vers le milieu des années 1580, compose une "œuvre poétique" pour le mariage de Gesualdo et de la nièce du duc Leonora
d'Este en 1594, est nommé à la Cappella Giulia à Saint-Pierre de Rome en 1597, puis démis de ses fonctions en 1608 (on parle de maladie
psychique). Il meurt apparemment dans la misère.
On dit qu'il est l'un des tout premiers compositeurs de musique pour clavier que l'on puisse qualifier de "baroque", et il semble
avoir fourni des modèles qui permettront à un Frescobaldi (qui lui succédera à l'orgue de la Cappella Giulia de Rome) d'écrire
l'œuvre qu'il a composée et publiée. Autre chose, la page du manuscrit ( Foglio ms. senza luogo nè data) sur laquelle est portée
cette musique indique en titre Canzona frãzese per cembalo mais une note d'archive concernant cette Canzona francese
précise Intavolata per Organo. À l'époque et depuis quelques temps déjà, les compositeurs proposaient en effet des pièces qui
pouvaient être données aussi bien sur le clavecin qu'à l'orgue... Quand Catherine Hyvert m'a soumis l'édition "moderne" de cette pièce,
j'ai été choqué par toutes ces annotations éditoriales qui noircissent inutilement la partition d'hypothèses (L'Arte Musicale in
Italia, Vol.3. Milan : G. Ricordi, 1908 [Luigi Torchi (1858–1920), éd.]), j'ai voulu y voir plus clair : j'ai déshabillé la
musique pour n'en voir que ce qui émanait du compositeur...
- Les
Consonanze stravaganti de Giovanni de MACQUE, compositeur de la même génération qu'Ercole Pasquini mais né dans les
Flandres (Valenciennes) en 1550. À l'époque et depuis quelques temps, les Franco-flamands voyageaient beaucoup et passaient pas
mal de temps en Italie où la Renaissance artistique battait son plein et où le mécénat était sûrement plus vigoureux qu'en France. Josquin Desprez en est un exemple fameux, qui naquit
et mourut dans les Flandres françaises, après une vie italienne bien remplie (Milan, Rome, Ferrare). Jean de Macque, lui, débarque dès ces
24 ans au pays de Dante, où il finit sa vie jusqu'à y fonder une école musicale, l'école napolitaine. Mais d'abord une période romaine où
il occupa la fonction d'organiste à Saint-Louis des Français (1580-1581), puis à la Santa Casa dell'Annunziata (attesté en 1590), mais
aussi à la chapelle du Vice-Roi d'Espagne où il exerce comme compositeur et maître de chapelle (1599). Il s'installe ensuite à Naples où
il mourra en 1614. La période napolitaine est, comme dit Étienne Darbellay, "un vrai feu d'artifice d'invention de toutes sortes,
confinant parfois à la bizarrerie" ( je ne sais plus où j'ai lu ça, je l'ai noté en oubliant de garder la référence ! C'est
peut-être dans la présentation de l'enregistrement "Napoli Barocco" de Michèle Dévérité chez Arion). C'est bien ce qu'indique le
titre de la pièce que j'ai travaillée, Consonances extravagantes, extravagance harmonique autant que foisonnement contrapunctique -
foisonnement tel que, pour y voir plus clair là encore mais pour une autre raison, je décide de graver cette pièce, écrite strictement en
quatuor (pratique très courante qui, peut-être, signifie que les pièces n'étaient pas immédiatement et uniquement destinées à l'orgue ou
au clavecin...), en isolant pour la mettre en valeur la troisième ligne, celle de la "teneur". D'où une partition pour deux dessus comme
on disait en France, une teneur ou "taille" à la main gauche, et une basse au pédalier (De Macque connaissait les orgues d'Europe du Nord,
pourvu de pédaliers complets). Cette "orchestration" éclaircit remarquablement la musique - du moins à mon oreille ! La jouer sur
l'orgue de La Providence de Nice oblige de tout faire chanter indistinctement au clavier, ce qui produit à l'écoute quelque chose
de trop compact, de trop dense, privilégiant l'harmonie globale mais ne permettant pas d'entendre chaque ligne pour elle-même.
L'orchestration que je me propose laisse passer les mélodies - parfois surprenantes - tout en respectant l'écoute harmonique globale,
quand bien même on modifie les harmoniques par la diversification des registres.
L'extravagance des consonances tenait à la fois aux brusques ruptures harmoniques et à la valorisation des dissonances. Ce devait
être une mode italienne voire européenne : Frescobaldi, par exemple sa Toccata di durezze e legature de 1627 (F
3.08) et Louis Couperin, avec sa Fantaisie "Duretez" de 1650, donneront dans cette mode des durezze...
- Il y a aussi cette
quatrième passacaille du Sicilien (?) Bernardo STORACE, publiée à Venise en 1664 dans le recueil Selva di varie
composizioni d’intavolatura per cimbalo et organo, littéralement forêt (ou bouquet ?) de diverses compositions en tablature
pour clavecin et orgue, seule œuvre pour clavier connue de ce compositeur, quasi mystérieux. Il était, nous dit cette publication,
vice Maestro di Cappella dell'Illustrissimo Senato della nobile ed esemplare città di Messina. Il ne nous reste qu'un exemplaire de
ce recueil, celui qui fut publié à Venise en 1664 (terribles tremblements de terre siciliens qui ont fini par tout perdre !). Là
aussi, la partition qu'on me propose (Les Éditions Outremontaises, Montréal, 2023) est bizarrement affublée d'armures relativement
étonnantes pour l'époque (jusqu'à 5 bémols à la clé) avec de très nombreuses altérations en accidents (un excès pour réparer un
excès ?). La lecture devient compliquée. Du coup, je vais voir l'édition de 1664 (merci
IMSLP !) qui est beaucoup plus simplement "armée". Je grave !
Organiste sur le retour, j'ai besoin de lieux où travailler. Dans le prolongement des cours dispensés par Catherine Hyvert à La
Providence, je peux venir travailler deux heures par semaines sur l'orgue italien des frères Concone. Un privilège ! Mais, le baroque
italien ne me suffit pas : j'ai ressorti mes partitions d'il y a 50 ans et veux me remettre notamment à la musique française. Et, pour
ce faire, le Concone ne va pas du tout. Pour faire chanter François Couperin, Clérambault, Du Mage, Boyvin et les autres, il faut au moins
deux claviers et un pédalier complet. Au bout d'un certain temps, je peux travailler sur trois autres orgues à Nice.
- L'église Saint-Paul dispose de sept orgues, tous en état de fonctionnement ! J'en utilise un régulièrement, un Keuker trois claviers,
de facture classique <à compléter>
- Dans l'église réformée de Nice, je travaille assez régulièrement aussi sur un orgue Silbermann, avec
ces deux claviers à mécanique suspendue de 56 touches (plus un tremblant) et son pédalier de 32 marches, accouplement Positif sur Grand Orgue,
deux tirasses, le tout accordé à un tempérament légèrement inégal. Le G.O. propose 7 registres : deux 8' (montre et bourdon à cheminée),
un prestant 4', une doublette 2', une fourniture 4 rangs, un cornet 5 rangs (seulement sur la moitié supérieure du clavier) et un cromorne 8'.
Le Positif propose 8 registres : un bourdon 8', une flûte à cheminée 4', un nazard 2'2/3, une tierce 1'3/5, une flûte 2', un larigot
1'1/3, une cymbale 2 rangs et un trompette 8'. Quant au pédalier, il propose en propre deux 16' (soubasse et régale), une flûte 8' et une
octave 4'. Les tirants de registre sont situés de part et d'autre des claviers.
- À la tribune de l'église Saint-Roch, un autre à clavier
unique mais pédalier complet...
Du coup, en échange de ces autorisations d'utilisation régulière des instruments, je fais quelques remplacements d'organistes pour accompagner
ici une messe, là un culte. La musique étant avant tout humaine même lorsqu'elle est censée s'adresser à la divinité, je suis fondamentalement
œcuménique.
C'est en accompagnant le culte de la Pentecôte 2024 au Temple Saint-Esprit de Nice (Église Protestante Unie), que
j'improvise une très petite séquence musicale pour accompagner une très très brève cérémonie d'éveil à l'esprit des enfants - qui
consiste, pour eux, à déambuler à l'intérieur du temple tranquillement. Le pasteur m'avait dit que ce devait être bref mais qu'il ne savait
pas combien de temps cela allait durer exactement. J'opte donc pour une improvisation que je pourrais conclure à la volée. Cette improvisation
(ou son idée) m'est restée en mémoire et je l'ai retravaillée. Le résultat de ce petit travail est là . Ça vaut ce que ça vaut, mais c'est là. C'est la première fois que
j'écrivais pour l'orgue ! D'autres compositions suivront-elles ?
Eh bien, oui : une seconde occasion se présenta...
Tous les jeudis midi, un concert est donné au Temple Saint-Esprit de Nice
, souvent par Charles-Henri Maulini, l'excellent jeune organiste titulaire, mais aussi par d'autres organistes de la Côte d'Azur. L'un de
ces jeudis de juin 2024, ce fut le cannois Henri Pourtau, qui fit sonner l'orgue du Temple. Il nous fit découvrir une belle pièce du suédois
Oskar Lindberg (1887-1955), composée dans les années trente sur la mélodie d'un psaume pastoral suédois, Gammal fäbodpsalm från Dalarna. L'assistance fut subjuguée par la beauté de cette pièce
et moi le premier. Cette mélodie n'est pas sortie impunément de ma tête où elle tournait en boucle : j'en ai écrit une suite pour orgue - la
Suite sur le Psaume d'Älvdalsåsen
- triptyque qui veut lui faire honneur, en toute humilité et en une quinzaine de minutes (5' environ chaque partie). Partition
soumise à Henri Pourtau le 22 juin2025...
Si vous jouez ces pièces et avez quelques remarques à formuler, qu'elles soient positives, dubitatives ou négatives, n'hésitez pas,
cliquez ici ...
À suivre...